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BLOG DE L'ADOLESCENCE
17 avril 2009

Frédéric Fappani : "Les jeunes n'ont appris ni à s'aimer ni à aimer"

Formé aux sciences de l'éducation et aux approches analytiques, Frédéric Fappani, 40 ans, travaille depuis dix-sept ans dans les quartiers. Il est désormais cadre au sein d'une oeuvre de protection de l'enfance.

 

Les études montrent que les 15-26 ans ne croient plus à l'avenir. Est-ce une réalité dans ce secteur du 19e arrondissement où vous travaillez avec eux ?

 

 

  L'intensité du malaise que je rencontre aujourd'hui à Paris est celle que je constatais il y a quelques années à Garges et Sarcelles (Val-d'Oise). On a là une sorte de banlieurisation de Paris, pas seulement liée à des déplacements de population. Cela se manifeste dans beaucoup d'attitudes, de pratiques, de vêtements. Ainsi, chez les garçons, la casquette. Certains la portent parce qu'ils sont juifs - et mettent leur kippa dessous -, d'autres, musulmans, devant être couverts. Mais c'est aussi une revendication d'appartenance à une certaine catégorie de population et, sans que cela soit toujours conscient, la perpétuation de la tradition française de l'ouvrier à casquette.

 

Leur malaise profond, c'est la perte de la capacité à donner du sens à leur vie. Les adultes ne leur apprennent plus ni à s'aimer ni à aimer. Bien souvent parce qu'eux-mêmes ne savent plus ce que le moment de l'adolescence contient de potentialités et n'envisagent les adolescents que comme l'ombre d'eux-mêmes. Alors, certains jeunes font le choix de l'ombre. Tout commence dans la famille, ensuite vient l'école. Nous qui sommes investis dans des missions de service public, nous avons trop fait passer au premier plan l'instruction et les valeurs républicaines, comme s'il s'agissait de baguettes magiques. Non qu'il faille renoncer à ces valeurs. Mais on ne peut pas prendre en charge la souffrance d'un adolescent - matérielle et morale - si l'on n'a pas cherché un sens à sa propre existence.

 

Certes, cela ne règle pas tout, car la crise du sens est liée au modèle sociétal, mais cela permet de donner quelques réponses. Surtout à un moment où les difficultés s'aggravent. Crise financière, identitaire, d'autorité... Ce ne sont pas des objets socio-médiatiques à la mode. C'est la réalité.

 

"L'ascenseur social" est-il en panne ?

 

Il fonctionne encore un peu, mais dysfonctionne beaucoup trop. Je ne parle pas seulement des jeunes sortant du système scolaire sans aucun diplôme - ils sont nombreux, surtout chez les garçons -, mais de ceux qui ont des formations de plusieurs années après le bac et ne trouvent aucun emploi. En outre, même avec des diplômes, certains ne possèdent plus les références qui devraient être communes. Ils en ont une conscience plus ou moins grande. Certains trouvent injuste d'en avoir été privés. Les adolescents des quartiers populaires parlent du droit à la différence, mais ce que nous entendons surtout, c'est qu'ils voudraient rejoindre cette manière commune de commercer avec l'autre afin d'accéder à l'emploi, à la formation... ou simplement à une boîte de nuit.

 

Y-a-t-il vraiment augmentation des suicides et des conduites de mise en danger de soi ?

 

Oui, car le malheur est grand. Les tentatives de suicide sont plus fréquentes chez les filles et les suicides plus nombreux chez les garçons. Les conduites à risques sont de plus en plus importantes, et pas seulement par goût du danger propre à l'adolescence. De plus en plus de jeunes prennent des risques pour un profit, par exemple pour une voiture, parce qu'ils n'ont pas accès aux biens de consommation, alors que leurs diplômes devraient le leur permettre. Il y a dix ans, ces jeunes-là n'auraient jamais pris le risque de voler une voiture. L'envie de se sentir vivant malgré tout peut constituer un cocktail explosif, poussant parfois à la destruction de soi : sexualité dangereuse, bagarres, addictions - jeux vidéo, Internet, drogues... La consommation de crack, très destructeur, augmente fortement. Il se démocratise, devient une drogue de pauvres. Là on est au fin fond de la misère.

 

Tout cela conduit à des violences entre communautés.

 

Ici, des individus s'affrontent, oui, mais je ne vois pas véritablement de violences intercommunautaires. Il n'y a pas dans le 19e de juxtaposition de communautés fermées sur elles-mêmes, les gens se croisent et se rencontrent. Mais ce quartier populaire accueille aussi des primo-arrivants en France, et là, les communautés sont visibles... Cela fait parfois fantasmer l'opinion publique et les médias.

 

Pourtant, une partie de cette jeunesse résiste à la tentation de s'exploser ou d'exploser ce qui l'entoure. Dans les quartiers populaires aussi, on lit, on s'investit dans des activités créatives. Une sorte d'héroïsme au quotidien.

 

Pourtant les jeunes font peur : les bandes, la drogue qui mène à l'impossibilité de travailler, les agressions...

 

Ces jeunes sont relégués. Je dirais qu'ils sont exclus du Banquet, avec une majuscule, par allusion au Banquet de Platon - se rassembler pour manger, mais aussi partager les nourritures intellectuelles. Mais qui parmi les adultes connaît encore Le Banquet de Platon et l'a investi de sens pour sa vie, qui s'intéresse à sa culture ? Les jeunes sont exclus par deux fois du Banquet : de l'accès à la nourriture, au logement, au bien-être, à la formation, au travail ; d'un développement de soi, et même de l'amour, car les adultes semblent leur indiquer que seule compte la possession des biens matériels.

 

Alors c'est le "no future" ?

 

Envisager le "no future", c'est le penser et le revendiquer comme tel. Pour certains, ce "no future" est vécu et pas pensé.

 

Est-on dans une situation d'urgence ?

 

La situation est très grave et je ne pense pas que les jeunes vont être une priorité dans cette société en mauvais état économique et social. Alors qu'elle le devrait, car ce qui se passe aujourd'hui dans la jeunesse des classes populaires est l'avenir de celle des classes moyennes.

 

Martin Hirsch, haut-commissaire à la jeunesse, vient d'annoncer qu'il allait présenter une série de mesures "à la hauteur du choc".

 

Je lui accorde une sincérité de démarche. 1,5 milliard d'euros pour financer l'embauche et le salaire de 100 000 jeunes en contrats en alternance. Dont acte. Les concepts sont là, la hauteur envisagée est là, mais la profondeur ne suit pas. Pour reprendre une phrase de jeunes, je dirais "il a le bras long, mais pas assez large". Une relance qui ne porterait que sur des aspects financiers ne suffit pas.

 

Les jeunes viennent-ils d'eux-mêmes dans votre centre du 19e ?

 

Seule une minorité vient spontanément. Le travail de notre équipe se passe dans la rue à 90 %. Les jeunes viennent ici ensuite. Dans ce secteur du 19e, nous travaillons avec environ 250-300 jeunes à l'année. Les trois quarts sont des 14-18 ans, à la marge, certains ont 8 ou 9 ans, d'autres 25 ans. Il nous faut aller de l'extérieur - la rue et les diverses douleurs - vers l'intérieur - les débouchés : la formation, l'emploi, la prise en charge de la santé mentale et physique, la culture.

 

Comment vivent-ils les nouveaux interdits, sur la vente du tabac, de l'alcool... ?

 

Ils ne vivent pas le discours médiatique, mais la réalité, et elle est beaucoup plus dure, au quotidien. L'une de leurs souffrances, qu'ils viennent confier ici, est liée aux contrôles d'identité à répétition. Puisque nous légiférons sur l'identité et son contrôle, ayons aussi la force de légiférer sur notre modèle, sur notre identité commune. Au moins pour dire sur quoi et pourquoi nous nous engageons Cela demanderait presque des états généraux.

 

Propos recueillis par Josyane Savigneau

 

Article paru dans l'édition du 28.03.09.

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