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BLOG DE L'ADOLESCENCE
15 mai 2009

L'OMBRE DU SOLEIL

C'est un flash-back étonnant, lumineux, "breathtaking", diraient les Anglo-Saxons : à couper le souffle. Quarante-cinq ans après sa publication à Londres, le premier roman d'A. S. Byatt paraît en France, dans une splendide traduction du regretté Jean-Louis Chevalier. Travail de jeunesse, mais aussi oeuvre à part entière, ce livre jette un jour rétrospectif sur le travail d'une romancière considérable - certainement l'un des écrivains les plus importants de son époque.

Beaucoup plus qu'une ébauche, L'Ombre du soleil joue le rôle de la pierre angulaire, celle sur laquelle porteront toutes les suivantes. Il y a, dans ce texte splendide et profond, les promesses de l'oeuvre à venir, mais pas seulement : une forme d'accomplissement stupéfiant pour une très jeune femme qui écrivit ce livre, explique-t-elle, en berçant d'une main son fils bébé, assis dans sa "chaise en plastique". Tout est déjà là, depuis la densité d'une langue tour à tour compacte et aérienne jusqu'à cette faculté, très "byattienne", de concilier l'inconciliable : l'analyse minutieuse de la vie intellectuelle, des flux de pensée, des mécanismes mentaux et la plus délectable sensualité.

Dans la préface qui escorte le livre, l'auteur s'explique assez longuement sur les circonstances dans lesquelles elle conçut L'Ombre du soleil - d'abord pendant ses études à Cambridge, entre 1954 et 1957, puis au tout début des années 1960, alors qu'elle était déjà mariée et mère de deux très jeunes enfants. Elle revient sur les influences qui furent les siennes (depuis Proust et Iris Murdoch jusqu'à Elizabeth Bowen et Rosamond Lehmann, en passant par la Sagan de Bonjour tristesse et D. H. Lawrence - celui "que je ne puis ni éluder ni aimer", constate-t-elle), mais surtout, elle dessine au moins deux des thèmes qui parcourront tous ses livres, sous des formes diverses : l'énigme de la création et le problème de la place des femmes dans la vie intellectuelle et artistique.

"ATTAQUES DE VISION"

Quelles peuvent être les perspectives intellectuelles et sociales d'Anna, l'héroïne de L'Ombre du soleil, dans cette Angleterre du milieu du XXe siècle ? Le récit débute en 1953, date doublement symbolique : c'est l'année qui suit le couronnement d'Elizabeth II, autrement dit le commencement d'une nouvelle ère, mais ce sera aussi le point de départ de La Vierge dans le jardin (Flammarion, 1999), premier volume de la tétralogie qui constitue le vrai centre de l'oeuvre d'A. S. Byatt. En 1953, donc, la jeune Anna passe l'été chez ses parents, après s'être fait renvoyer de son pensionnat, pour cause de fugue. L'adolescente rebelle peine à trouver sa voie, d'autant qu'elle vit dans l'ombre portée d'Henry Severell, son père, qui est aussi un écrivain célèbre. Il faudra le regard, les conseils et les réprimandes, puis l'amour d'Oliver Canning, un invité de ses parents, pour permettre à la jeune fille d'accéder progressivement à une vie autonome.

Passé les toutes premières pages, où l'écriture hésite un peu et s'empâte, la langue de ce roman est un pur délice. Comme ce Severell dont elle a fait "pour une part mon moi secret" (c'est ce qu'elle dit dans la préface), A. S. Byatt semble douée d'une faculté d'hypervision, si l'on peut dire. Ecoutons ce qu'elle dit à propos d'Henry Severell, dont elle décortique les impulsions créatrices : saisi par des "attaques de vision" périodiques, il ressent d'abord "une attention inexplicable", puis "une accélération de la vue". "La lumière dans son presse-papiers en verre vert l'avait prévenu cette fois-ci des semaines à l'avance, par sa beauté dangereuse et son importance disproportionnée", note la romancière au sujet d'une "crise" particulièrement grave.

Toute pathologie mise à part, l'acuité d'A. S. Byatt semble ressortir de ce type de vision "disproportionnée". Son oeil de romancière perçoit, capte et retient des couleurs, des formes et même des mouvements que le commun des mortels ne pourrait pas saisir, mais surtout pas décomposer comme elle sait le faire. Qu'elle observe les ondulations d'un champ de blé, le geste de Severell quand il s'accroche au chambranle d'une porte ou l'embarras d'un jeune soupirant d'Anna face à Oliver Canning, tout est merveilleux de souplesse et de précision réunies - chaque séquence du mouvement, chaque nuance de couleur et chaque inflexion de la voix sont comme isolées, puis réunies avec une fluidité surprenante.

La même intensité lui permet d'entrer dans les troubles de l'enfance, puis de l'adolescence et du commencement de l'âge adulte, de donner à comprendre non seulement Anna, mais son père, sa mère et Margaret Canning, la femme d'Oliver. Ses personnages ne sont pas statiques - rien n'est statique, d'ailleurs. Ils bougent, ils changent et l'écriture les accompagne, cherchant à tout comprendre, à tout englober. A percer le mystère - le grand mystère du monde.


L'OMBRE DU SOLEIL (THE SHADOW OF THE SUN) de A. S. Byatt. Traduit de l'anglais par Jean-Louis. Chevalier, Flammarion, 380 p., 21 €.

Raphaëlle Rérolle

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