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BLOG DE L'ADOLESCENCE
24 novembre 2008

JOHNNY MAD DOG

Le film de guerre des enfants-soldats

Pour " Johnny Mad Dog ", en salles le 26 novembre, Jean-Stéphane Sauvaire s'est entouré d'une équipe d'acteurs composée de "vétérans" – âgés de 14 à 17 ans – de la guerre civile au Liberia. Un tournage mouvementé, aux airs de thérapie pour un pays traumatisé.

Frédéric POTET - Le MONDE. 21/11/08

De l'envoyé spécial à Monrovia


Il y a des mots qu'il faut utiliser avec précaution au Liberia, même pour les besoins d'un tournage cinématographique. Quand un membre du film Johnny Mad Dog a parlé de "shooting" au groupe d'une centaine de figurants lui faisant face ce matin-là, le début d'un mouvement de panique s'est emparé de la foule. " Qui va nous tirer dessus ? ", se sont inquiétés certains, en commençant à reculer. "C'est un piège, partons !", ont lancé d'autres, en passant à l'acte. Cinq bonnes minutes ont été nécessaires pour faire revenir le calme. Et à peu près autant pour expliquer que le terme imprudemment prononcé – "fusillade", au sens littéral – est également employé au cinéma pour désigner l'action de filmer. De nombreuses autres minutes plus tard, le "shooting" a pu commencer dans un décor de camp de réfugiés reconstruit à une vingtaine de kilomètres de la capitale Monrovia. Avec moult coups de feu tirés en l'air – à blanc, bien sûr.

Descente aux enfers

Tourner un film de fiction dans un pays sortant de quatorze ans de guerre civile (1989-2003). N'utiliser que des comédiens amateurs et, pour les rôles principaux, des enfants ayant vécu les dernières années du conflit avec un fusil à la main. Ainsi pourrait-on résumer le projet du réalisateur français Jean-Stéphane Sauvaire, dont le premier long-métrage sort sur les écrans mercredi 26 novembre. Johnny Mad Dog est une adaptation d'un roman de l'écrivain congolais Emmanuel Dongala, Johnny Chien Méchant, sorti en 2002. L'histoire raconte la descente aux enfers d'un petit commando d'enfants-soldats au milieu d'un conflit africain. Aucune allusion à la guerre du Liberia et à ses protagonistes n'apparaît dans le film, dont le but n'est pas de réécrire l'histoire, mais de retracer la vie déjantée d'adolescents ivres d'alcool et de drogues, qui pillaient, tuaient et violaient dans un délire sans limite.

Pourquoi le Liberia, alors ? "Je voulais tourner avec des enfants qui avaient vécu de l'intérieur un conflit armé, explique Jean-Stéphane Sauvaire, dans la villa qui a servi de camp de base à l'équipe de tournage. J'avais d'abord pensé aller en Sierra Leone mais les enfants étaient trop âgés car la guerre y était terminée depuis plus longtemps (2002). Pour les mêmes raisons, j'ai abandonné l'idée de filmer à Kinshasa. Je me suis alors rabattu sur le Liberia en me disant que je trouverais là d'anciens enfants-soldats et que nous irions ensuite tourner en Sierra Leone. On était en effet en 2004 et il était difficile d'envisager de tourner un film à Monrovia en raison de l'instabilité politique. Et puis, il y a eu les élections, fin 2005. Et une volonté du gouvernement de nous aider." Le film n'aurait effectivement jamais vu le jour sans le soutien de la nouvelle présidente, Ellen Johnson-Sirleaf, laquelle n'allait pas se priver d'une pareille occasion : quelle meilleure vitrine qu'un tournage européen pour montrer à la communauté internationale que son pays est revenu à la paix ?

Jean-Stéphane Sauvaire commence ses premiers repérages en septembre 2004. Après avoir renoncé à se faire aider par des ONG spécialisées dans la réinsertion d'enfants-soldats, il décide de constituer tout seul son casting : "Je me suis rendu dans les principaux ghettos du pays  :  Westpoint, Paynesville et Kru Town, raconte-t-il. D'anciens généraux adultes m'ont donné un coup de main et le réseau s'est fait petit à petit. J'ai dû rencontrer entre 500 et 600 gamins dans un premier temps." Sauvaire revient sur place quelques mois plus tard avec une petite caméra numérique, afin de faire des essais avec ceux qu'il estime taillés pour le jeu d'acteur : "Les gosses avaient alors toute liberté de s'exprimer sur le sujet de leur choix, se souvient-il, mais ils ne parlaient que de la guerre. J'avais beau leur répéter qu'ils pouvaient évoquer autre chose devant la caméra, ils n'avaient que cela à la bouche."

Une quinzaine d'adolescents sont "sélectionnés"  : la moitié a combattu dans le camp de Charles Taylor, l'autre moitié avec les rebelles du LURD (Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie). La petite troupe s'installe dans la villa du quartier de Sinkor. Et doit endurer dès les premiers jours l'hostilité du voisinage, sur l'air de : "Les rebelles sont de retour". Stigmatisés depuis la fin du conflit, rejetés par une grande partie de la population, les anciens enfants-soldats ont en effet la vie dure au Liberia. La plupart des 20 000 mineurs (encore en vie) ayant pris part de près ou de loin au conflit dorment aujourd'hui dehors, n'ont plus aucune structure familiale car leurs parents les ont généralement bannis, et ne savent ni lire ni écrire. Enfants-soldats devenus enfants des rues : Christopher, Barry, Memo, Dagbeh, "Snake" et tous les autres principaux acteurs de Johnny Mad Dog étaient dans ce cas quand ils ont rencontré Jean-Stéphane Sauvaire.

Passer plusieurs jours au contact de ces "vétérans" âgés de 14 à 17 ans est une expérience inoubliable. Discuter leur est insuffisant. Tous ont besoin de vous taper dans les mains, de vous toucher, de se blottir dans vos bras par carence affective, ou de vous provoquer par simple amusement. Certains vous confient leur rêve, comme Christopher Minie, qui joue le rôle principal et espère "devenir une star de cinéma grâce à ce film". La guerre, aucun ne l'élude. Mais ils en parlent soit en se cachant le visage avec les mains, soit en riant niaisement. Parfois en se caressant mécaniquement les cheveux ou en tripotant un objet qui traîne sur une table. Difficile, justement, de savoir ce qu'ils y ont vraiment fait, à la guerre. Certains évoquent les pires atrocités : meurtres de civils, cannibalisme, mutilations, viols… Mais parlent-ils de ce qu'ils ont vu ou de ce qu'ils ont réellement accompli ? Pas sûr qu'eux-mêmes le sachent…

Bière et crack

Son équipe d'acteurs constituée, Sauvaire va imposer, comme préalable au tournage, un stage d'"apprentissage à la vie de groupe". Il durera huit mois, le temps de boucler le financement du film. Huit mois de bagarres et de chicaneries incessantes entre eux. Pour des histoires de vol, parfois. Pour des broutilles, le plus souvent : "Des défis d'affection, estime le réalisateur. Un regard plus appuyé en direction d'un adulte suffisait parfois à sortir les couteaux. Mais tout —rentrait vite dans l'ordre. Une heure après, les mêmes jouaient au foot ensemble." Quelques-uns passeront quand même la nuit au poste, pour injures à policier. Et d'autres manqueront à l'appel, certains matins, pour avoir forcé sur la bière ou le crack de mauvaise qualité.

Fusils factices

Complexe, le tournage le sera sur tous les plans. Tourner un film "de —guerre" dans un pays n'ayant pas encore pansé toutes ses plaies (250 000 morts, 850 000 réfugiés) nécessite autant de tact que d'ingéniosité. Dès les premières séquences, une campagne de sensibilisation est organisée dans la capitale afin d'informer la population du déclenchement de fusillades et d'explosions : "It's just a movie", répéteront des tracts, des messages radio ainsi qu'une sono à l'arrière d'un pick-up. Se posera également le problème des armes utilisées pour les besoins du tournage. Le Liberia a en effet été entièrement désarmé au lendemain de l'accord de paix, en août 2003. Le pays vit, depuis, sous la tutelle d'une force de l'ONU – la Minul – représentée par 15 000 hommes. "Make Liberia Gunfree" (" Libérez le Liberia des armes "), peut-on lire sur les routes de ce pays de 3,5 millions d'habitants où la police n'est armée que de bâtons. Dans ce contexte, doter de Kalachnikov AK-47 et de lance-roquettes RPG-7 des gosses ayant une évidente familiarité avec ce genre d'arsenal n'était pas gagné d'avance…

Sollicité par la production du film, le Conseil de sécurité de l'ONU n'autorisera le tournage qu'à la condition d'utiliser des fusils factices, de type jouets en —plastique. Or, pour Sauvaire, "il fallait tout de même que ces armes puissent faire du bruit et de la fumée, dans un souci de réalisme". Des répliques pour collectionneurs – équipées de propulseurs à billes – seront finalement trouvées au Japon. Le système D fera le reste. Notamment pour les effets spéciaux : "On est arrivés ici en petite culotte, se marre encore Patrick Le Dissez, l'armurier-artificier du film. Il a fallu tout reconstituer sur place, comme la poudre noire que j'ai remplacée par un cocktail d'engrais chimique, de sucre et d'aluminium. Idem des boîtiers de tir électronique qui m'ont été confisqués à la douane : on en a refait avec les condensateurs de vieux postes de radio. " Après plusieurs semaines, l'équipe gagnera néanmoins la confiance de la Minul, qui lui prêtera quelques armes – réelles – et des munitions à blanc.

Plutôt circonspecte au départ, la population finira, elle aussi, par adhérer au projet, au-delà de la simple curiosité que représente une équipe de tournage d'une vingtaine de techniciens. "Ce pays est sensible à tout effet de catharsis, estime Eric Pitois, ex-représentant de l'Union européenne pour l'aide humanitaire au Liberia (2004-2006) et consultant bénévole pendant le tournage. Les gens ont fondamentalement envie que le monde sache ce qui s'est déroulé ici. Faire un documentaire, c'est bien. Mais cela ne montre que l'après . Une œuvre de fiction peut en revanche —témoigner de ce que fut la réalité." A condition évidemment d'être parfaitement documentée. Et de faire vite, comme l'explique Joseph Duo, que tout le Liberia connaît sous le sobriquet de Shevy : "On aurait attendu dix ans, —beaucoup de gens auraient oublié ce qui s'est passé. Quatre ans, c'est bien."

L'homme qui s'exprime sait de quoi il parle. Shevy a commencé la guerre —adolescent, à l'âge de 14 ans ; il l'a terminée adulte, à 27 ans. Une photo de lui, prise par l'agence Getty, où on le voit courir de joie sur le pont principal de Monrovia en juillet 2003 avec un lance-roquettes à la main, a fait le tour du monde. Dans Johnny Mad Dog, il joue le rôle d'un général adulte chaperonnant des enfants-soldats. A l'exception de son surnom – "Never Die", trouvé par Sauvaire en référence à son corps constellé d'impacts –, tous ses faits et gestes dans le film sont inspirés de la réalité, notamment la chanson que Charles Taylor en personne lui avait "commandée" afin de motiver les jeunes troupes du pays : "C'est ma volonté / Quand je serai mort / Coupez-moi la bite / Trempez-la dans de l'alcool / Et envoyez-la à ma femme", chantent les membres de la Small Boy Unit avant les combats.

" Ces gosses restent des victimes "

Bien que documentariste à la base, (on lui doit précédemment un reportage sur la violence à Medellin, en Colombie), Jean-Stéphane Sauvaire s'est longuement interrogé sur l'opportunité de remettre en scène, dans leur propre rôle, des acteurs du conflit libérien. "Pour moi, ces gosses restent des victimes, tranche-t-il. Ils sont nés dans la guerre, n'ont connu que cela et ont été manipulés par des adultes. La plupart d'entre eux ont d'ailleurs combattu sans aucune idéologie et personne n'a eu besoin de les endoctriner : il suffisait qu'un gamin courre un peu plus loin sur un pont au moment d'une explosion pour qu'il s'engage dans tel camp plutôt que dans tel autre." Plus d'un an après le tournage, leur "camp" est aujourd'hui celui d'une fondation créée par le réalisateur et dont le but est de les réinsérer dans la société libérienne. Un tel aimerait devenir chauffeur de taxi, tel autre vendeur de voitures d'occasion… Le projet tourne au ralenti, mais il a le mérite d'exister. "Je n'imaginais pas le film sans concevoir une suite sur place, conclut Sauvaire. Tu ne peux pas utiliser des gamins comme ça, et repartir après. "

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